L’étonnant hasard pousse à agir : la mort d’un ami proche, le regard de Magellan croisé dans une bibliothèque, le désir d’en finir avec ces reportages qui me font passer d’un continent à l’autre en quelques heures, une subvention inespérée et la machine se met en route. […] Cette circumnavigation je veux la lier avec les longs temps de pose de la camera obscura, comme une insolente envie de rendre hommage à la lenteur…
François Perri
Un matin d’août 1519, cinq navires appareillaient de Séville sous les ordres de Magellan, en direction des légendaires îles aux épices. Trois ans plus tard, dix-huit hommes sur les deux cent soixante-cinq embarqués rejoignaient l’Espagne pour témoigner du rêve de leur capitaine, massacré sur l’île philippine de Mactan : accomplir le premier tour du monde par la route de l’Ouest.
Août 1998, nous repartons dans son sillage sur un voilier de 16 mètres, avec les mêmes haltes, à quelques encablures près, que les matelots de Magellan. Dans les cales du Tiki Yo, un laboratoire itinérant, du papier photographique et des camera obscura, ce drôle d’appareil photographique, le plus rudimentaire qui soit : une simple boîte percée d’un trou minuscule, le sténopé. Au total, neuf ateliers ont été réalisés à travers le monde avec les jeunes des cinq continents.
Après vingt-six mois de navigation et trente-six mille miles, Le Tiki Yo est rentré à son port s’attache, les cales riches de centaines d’images sténopé : portrait du monde à l’orée du XXIe siècle.
EXTRAITS DES LIVRES DANS LE SILLAGE DE MAGELLAN
LA CIOTAT, France
Juillet 1998. Premier atelier de sténopé à La Ciotat, où la préparation du voilier touche à sa fin. Assis au milieu des pins centenaires, les jeunes écoutent sagement le cours, plus intéressés par le voyage autour du monde et l’histoire de Magellan que par l’explication du sténopé. Ils égrènent les lieux qu’ils veulent photographier pour « mettre leur ville en boîte » : la maison des frères Lumière, la gare, la plage du Liouquet, « où furent filmées les premières femmes à poil », le chantier naval… Après l’explication du fonctionnement de la boîte, chacun prend peu à peu possession de son appareil. Essai de l’obturateur : chuintement de l’adhésif noir, une boîte tombe brutalement, l’initiation commence.
[…] Les boîtes sont chargées dans l’obscurité du laboratoire niché dans les murs frais de la vieille demeure qui domine le parc du Mugel. La feuille de papier photographique glisse le long de la paroi, les mains malhabiles la centrent et la maintiennent sur les côtés par l’adhésif. Le couvercle remis, la boîte devient appareil photo.
[…] Les jeunes s’éparpillent dans le parc pour réaliser leur première image : paysage de collines léchées par la mer, cactus, palmiers volants, autoportrait…
[…] Valentin et Théo insistent chaque jour pour se rendre au chantier naval. J’obtiens l’autorisation de pénétrer dans le lieu sacré. Soixante personnes sur les trois mille de la belle époque règnent en souverains sur les 55 hectares déserts. Gisants de chalutiers, grues titanesques promises à la destruction, bâtiments en décomposition, verre cassé, graffitis, dragons de chaînes aux maillons monstrueux… Cimetière de l’ère industrielle ou musée d’art contemporain ? Théo réalise son obsession : mettre la plus grande grue dans sa petite boîte. Les longs temps de pose nous amènent à réfléchir sur l’absence de l’instant décisif dans la prise de vue sténopé.
[…] Sous la lumière rouge, les images apparaissent lentement. La feuille de Théo va et vient dans le révélateur, la grue apparaît, majestueuse : « Elle est belle ma cigogne… »
[…] Virgile veut photographier le Cap de l’aigle. Là-haut, je le mets en garde contre le vent, les nuages qui changent rapidement les temps de pose. Retour au laboratoire, la photo est sous-exposée. Je lui propose d’y retourner le lendemain. Il persiste : « Non, maintenant ! » À la troisième tentative, épuisé, il regarde l’image se révéler, nette, magique… Un sourire illumine sa petite tête brune.
[…] Quinze jours d’atelier se sont écoulés parmi les cris stridents des cigales […] Le dernier jour, le vent berce les images à l’ombre des platanes. La petite boîte a fait parler d’elle. « Les photos qu’on a prises, elles vont vraiment faire le tour du monde comme Magellan ? »
Après sept jours de mer, le Tiki Yo remonte le Guadalquivir. Les rives ont mal encaissé la récente catastrophe écologique d’une usine chimique : les poissons morts montrent leur ventre blanc, les oiseaux restent à terre, ailes scotchées. Les bancs de sable rendent la navigation difficile, bien que le fleuve soit balisé. J’imagine ce parcours au XVIe siècle. Le 15 août, le Tiki Yo entre dans Séville…
SÉVILLE, Espagne
Séville en août, c’est 45° à l’ombre… La ville tourne au ralenti. Les dix-huit jeunes inscrits à l’atelier habitent la proche banlieue sévillane, dans la cité de Bermiejiales. Premiers contacts dans une tempête de jurons. Magellan ? Ici personne ne connaît, mais ils prêtent l’oreille et redoublent d’attention lorsqu’on aborde les circonstances de sa mort.
[…] Éclats de rire général lorsque je montre la boîte… Une fois les boîtes chargées, nous tentons un départ, mais les filles s’y opposent : « La honte, sortir avec une boîte rouillée, regarde le look ! » glousse Maria. Après une heure de discussions, Macarena finit par glisser la boîte sous sa chemise. En chemin, Manuelo disserte sur « comment escroquer des cartes de crédit avec un négatif », Roberto, le plus jeune, décrit les fesses de Virginia, les autres jouent au football avec des oranges arrachées aux arbres…
[…] Les parents de la plupart des jeunes sont au chômage, Raquel m’apprend dans un éclat de rire que la police recherche son père car il a voulu tuer sa mère à coups de couteau. Derrière nous, les coups pleuvent… autorité, douceur, menaces, rien n’y fait. Au laboratoire, pourtant, ils veulent tous être les premiers à développer. Les feuilles, vite plongées dans le révélateur, se développent, les images apparaissent, accueillies par des cris ; difficile de calmer leur ardeur. Les photos ratées se traduisent par un silence de mort.
[…] Quartier de Santa Cruz, au cœur de la vieille ville. Un policier arrête les jeunes, s’étonne. Jesus a beau essayé de lui expliquer, l’homme n’en croit pas un mot. Les autres viennent à la rescousse. Mais il ne veut rien entendre : « Oui, oui, je sais, il y a un appareil photo dans la boîte… » Ultime explication, il acquiesce en se frottant le menton. Valme Zappata l’interpelle : « Nous sommes des photographes, pas des racailles… »
Les images se font doucement, au rythme des ados, dans la capitale andalouse écrasée par le soleil : tour de Giralda, Guadalquivir, Alcazar…, ils découvrent leur ville. Les plaintes disparaissent, les plus turbulents deviennent les locomotives du groupe. Petit à petit, ils acquièrent une méthode de travail et donnent un sens à leur image, commencent à distinguer l’acte de regarder de celui de voir.
[…] Dernier jour, dernière image : les arènes de Séville. Roberto m’explique, démonstration à l’appui, la fonction de l’architecture, le geste du toréador, la course du taureau, l’ovation de la foule…, et puis, l’interrompt Rachel, « ce vide de l’arène qui te fait retourner la tête. »
La traversée est mouvementée : le gasoil acheté à Séville est un mélange d’eau et de boue, ce qui nous oblige à faire une escale technique aux Canaries. Puis au Cap-Vert, pour remettre en état quelques éléments du gréement qui ont souffert pendant une tempête. L’Atlantique franchi à deux, sans expérience, c’est déjà une étape… Nous arrivons au Brésil le 2 novembre.
ÎLE DE DIEU, RECIFE, Brésil
Le premier atelier se déroule dans une favela, sur l’Île de Dieu : « Elle s’appelait « l’île sans Dieu » quand il n’y avait pas de pont, précise le taxi, mais ses habitants l’ont rebaptisée « l’île de Dieu » depuis sa construction. Pour moi, c’est plutôt l’île du diable… » Cabanes sur pilotis, sentiers marécageux, peu de bâtiments en dur sinon la crèche et les bars, ici, pauvreté se conjugue avec pollution. Aucun jeune ne va à l’école, il n’y en a pas sur l’île. Seule Neide, l’une des futures sténopistes, tente d’étudier le soir avec un vieux livre d’école.
[…] Le laboratoire est installé dans une baraque de pêcheurs. Au premier abord, la boîte laisse perplexe : « Ça sert à mettre du sucre, alors faire des photos… ! » Mais la méfiance disparait dès les premières prise de vue. « On va se servir d’elle pour faire un constat de l’île », lance Vera.
[…] Tour en barque dans la « petite Venise ». Derrière les baraques en bois, les buildings de Boa Viagem, le quartier chic. Une digue maigrelette retient les eaux du rio où flotte une marée de bouteilles et de bouteilles en plastique. Derrière la mangrove, le terrain de foot, lieu sacré au Brésil… Boîtes calées, lumière mesurée, angles calculés, l’adhésif noir servant d’obturateur s’enlève prestement du sténopé. Neide accroupie, attend patiemment : « Je veux montrer ce qui ne me plaît pas, rien n’est fait pour améliorer la favela. Les politiques font des promesses, mais on boit l’eau polluée, les rues sont des marécages, il y a plein de trafiquants ; et encore, j’ai de la chance d’avoir un chez moi, certains n’ont rien. » Chaque jour, elle se lève à l’aube, accompagne sa mère vendre du poisson au marché, rentre faire le ménage, la cuisine pour ses frères et sœurs, puis vient à l’atelier.
Le lendemain, elle s’approche d’un pêcheur cuvant sa cachaça en plein soleil. Il se lève, titube, refuse d’être photographié, et s’écroule. Elle persiste, pose la boîte. « Ici trop de gens boivent, il n’y a rien d’autre à faire. » Retour au laboratoire où les 40° ambiants accélèrent le développement. L’image du vieux apparaît, forte, troublante. Neide me fait remarquer l’ombre-fantôme, l’accident du réel, la force de la photo. Plus tard, l’homme vient me voir, me prend la main, éclate de rire : « Cette photo me plaît, on me croit mort, et j’étais mort … »
[…] Plus d’eau au labo aujourd’hui, les jeunes reviennent bientôt avec bassines et sceaux sur la tête. Le développement peut commencer…
[…] Les ados déambulent fièrement dans la favela avec leur boîte. Une vieille interpelle Ly : « Combien tu vends la boîte ? – C’est mon appareil photo ! – Pfff, c’est juste bon pour mettre de la farine ton truc ! »
[…] Ils progressent chaque jour, rentrent dans le cadre, affirment leur constat. Toujours là avant nous, ils restent nous aider tard le soir.
[…] Second atelier, au cœur de Recife, dans une école professionnelle. Un autre monde… Après une longue négociation, les enseignants acceptent de nous confier les petites têtes brunes. J’invite trois jeunes de « l’Ile de Dieu » à venir partager leur expérience. Dans le car, l’image, la musique, la danse les rassemble, les gamins se décontractent. Les photos se construisent, les jeunes de la favela prennent le groupe en main et continuent leur travail sur Recife : cimetière, monument contre la torture : « Il y a eu de la torture au Brésil ? » s’étonne Bérénice. Le laboratoire ressemble à la caverne d’Ali Baba : sacs de linge, outils, pièces d’accastillage, photos éparpillées. La sélection des images s’avère difficile. Maria, dans sa robe blanche en dentelle, enjambe le bazar, regarde attentivement les sténopés : « Je raconte avec les images ce que je ne peux pas dire avec les mots. »
[…] L’exposition est organisée dans un ancien fort portugais. Elizangela : « Tu sais, les adultes doivent prendre conscience que nous sommes le futur, il ne faut pas nous laisser une planète poubelle. » Afriano : « La presse vient souvent ici pour montrer la violence, la drogue, mais jamais où et comment on vit. On va faire voir ça, pas seulement aux Brésiliens, mais au monde entier ! » Confidence de Ly, en rangeant le matériel : « Tu diras à celui qui aura ma petite boîte d’en prendre bien soin ? »
Nous laissons derrière nous la chaleur du Brésil, et après dix-neuf jours de mer arrivons à Punta del Este, en Uruguay. Le Tiki Yo est bichonné pour affronter le grand Sud. Quittant le Rio de la Plata et ses lumières de cire, nous appareillons pour le Chili le 2 février. Dépressions aux abords des 40e rugissants, tempête dans les 50e hurlants… Le vent glacé nous pousse vers Punta Arenas, que nous atteignons le 20 février.
PUNTA ARENAS, Chili
« Huit mois d’hiver, 13° en moyenne en été et trois cents jours de pluie… », bienvenue à Punta Arenas, nous dit en souriant Hugo Barrienos, le maire-adjoint. « Ici, la ville s’agrippe sur le globe, on ne peut plus reculer. » ` Sur la place Magellan, le gros titre du quotidien Magellanes attire mon attention : « Punta Arenas, capitale mondiale de la dépression chez les jeunes ! » Peu de distractions en effet pour ces jeunes du bout du monde, très attentifs dès la première heure. Magellan est une personnalité familière pour eux, journaux, places, boutiques portent son nom.
[…] Le premier jour, les essais sont désastreux : papier photo mis à l’envers, temps de pose dépassés, scotch décollés… Nous arpentons la petite ville sous la pluie et le vent glacé qui souffle de l’Antarctique, ce qui ne décourage pas la petite troupe. Sur la place de Magellan, une vieille femme passe près de nous en criant : « Sorcellerie ! magie noire ! que font tous ces marmots avec ces boîtes ?»
[…] Leo veut immortaliser un militaire en tenue. Après une longue discussion, l’homme se prête au désir du gamin. Il mesure la lumière : « Deux minutes », annonce-t-il, l’homme fait la moue. Dans un superbe garde-à-vous, le sergent prend la pause. « On dirait un soldat de plomb », lance José !
[…] Au bout de quelque temps, les adolescents s’ouvrent, vont vers les gens pour leur demander l’autorisation de les photographier, escaladent des statues pour y déposer une boîte, pénètrent dans des cours obscures. L’image leur sert de révélateur. Manuel me demande d’un air soucieux « s’il serait possible d’ajouter une lentille au sténopé et un déclencheur ? » Je lui réponds qu’on pourrait appeler cela un appareil de photo, et je l’appellerais Nicéphore Niepce ! Au laboratoire, les petites mains sont devenues expertes en tirage.
[…] Les balades dans Punta Arenas se succèdent. Daniela va au port photographier des pêcheurs. Les hommes, rudes, vont et viennent de tous côtés, déchargeant des caisses de congres, d’énormes oursins et de centollas, les fameux « King crabs ». Impassible au milieu de ce brouhaha, la fillette tient sa boîte serrée contre elle, la regarde fixement. « Que fais-tu ? – Je me concentre. » Elle finit par s’adresser aux pêcheurs : « Vous pêchez comme ça tous les jours ? – Non petite, seulement un mois par an. Tu vois, les Japonais ont une concession plus importante que la nôtre, ils vont le tuer notre détroit ! »
[…] Dernier jour… En lavant les photos, Manuel saisit l’image d’un homme de dos qui regarde la mer : « Ici, on est bien seuls, mais quand tu regardes la mer, tu sais qu’il y a en face quelqu’un qui est comme toi. »
Les jeunes ont récupéré un garage pour y monter un laboratoire, et sur leur initiative un atelier permanent est organisé à Punta Arenas.
Le Tiki Yo quitte le détroit de Magellan pour pénétrer dans les canaux de Patagonie. L’hiver austral est en avance. Nous croisons des «growlers », blocs de glace détachés des glaciers, et essuyons quelques «turbonadas », des vents violents qui descendent des montagnes. Nous arrivons à Chiloé le 27 avril, et repartons pour la longue traversée du Pacifique. Après six semaines de navigation et une courte escale sur l’île magique de Pâques, le cotre pénètre dans le volcan ouvert de l’île de Rapa. La nuit tombe, chants maoris et tam-tams se répondent dans le vaste cirque, bordé de hauts pics.
RAPA
Rapa, c’est l’antithèse du mythe polynésien. Ici, ni coraux, ni sable blanc, ni cocotiers mais de hautes montagnes escarpées battues par les vents. Nous sommes les premiers visiteurs depuis trois mois. L’accueil de la population est décevant : rues désertes, froideur… Mais peu à peu, les habitants apprennent la raison de notre présence, et leur comportement change : un pêcheur nous donne un thon, une femme offre des crêpes, une autre des bananes. « Ici, la vie reste communautaire, on n’achète pas le poisson, les pêcheurs le donnent, les cultures sont faites en commun, et nul étranger ne peut acheter de terre, on aime trop notre île ! », s’écrie Tamata, tout en pêchant.
[…] Une petite maison nous est allouée, et nous installons le laboratoire sous les yeux curieux des jeunes. Ils viennent des deux villages qu’abrite l’île. L’occasion de réunir les hameaux, toujours hantés par de vieilles querelles ancestrales.
[…] Chacun fait sa première image, sans trop y croire. Roland court dans tous les coins et met plus d’une heure à choisir sa photo. Stéphanie cale méticuleusement sa boîte, enlève le gaffer, prend son image. Un instant plus tard, je la vois prendre une seconde photo avec la même boîte… La magie du laboratoire opère lentement, mais les jeunes sont assez indisciplinés. Prendre soin d’une boîte, mettre la feuille de façon méticuleuse, calculer un temps de pose, tout cela semble bien étranger à ce petit monde, où aucun interdit, aucun danger, aucune retenue ne viennent entraver la liberté… Difficile d’être précis sur une île où le temps ne compte pas. On retrouve de tout dans les boîtes abîmées : des clous, de la ficelle, du chewing-gum…
[…] Tous les matins, dès 6 heures, ils frappent à notre porte. L’île est superbe, et ils sont fiers de nous la faire découvrir. Temple, chapiteaux où se réunissent les femmes, cimetière dans la montagne, champs d’ananas, volcan… Un véritable paradis, mis à part le vent très violent, qui fait bouger les boîtes. Les nuages font exploser les temps de pose : cinéma 1, cinéma 2, cinéma 3, à Rapa la machine s’affole parfois jusqu’à 400…
[…] La baleinière, copie des chaloupes des vaisseaux d’autrefois, traverse la baie du volcan effondré. Débarquement épique : la bande file de tous côtés avec leur boîte sous le bras, s’enfonce jusqu’aux genoux dans la boue d’une tarodière. Vérica renonce à faire la photo d’un pandanus, car « sous la plante se trouvent les tombes des anciens, et c’est un lieu tabou ». Mahara cherche désespérément un sujet, fait le tour d’un jardin potager, et découvre un cochon dont il tire le portrait : « Le cochon, il est bien dans ma boîte. »
[…] Les deux villages sont réunis à l’occasion du vernissage, qui coïncide avec les festivités du 14 juillet. Colliers de coquillages, chapeaux finement tressés, banquet et danses jusqu’à l’aube…, Rapa nous fait ses adieux. Les hommes nous apportent huit énormes régimes de bananes qu’ils déposent à nos pieds : « Vous ne mourrez pas de faim jusqu’à Papeete ! »
[…] La pluie a envahi les montagnes. Sur le quai, les jeunes nous donnent des photos, des lettres à faire rougir. Tamata m’entoure le cou de colliers, et me glisse à l’oreille : « On est des sales gosses ! excuse-nous, mais reviens… ! »
Poussé par les alizés, le Tiki Yo franchit les lames, laissant derrière lui Tahiti. La croix du Sud s’incline doucement et nous montre le passage vers les Samoa, que nous atteignons après onze jours de navigation. La traversée vers Nauru est laborieuse, Eole est paresseux sous ces latitudes… Des grains violents apparaissent et déchirent notre grand-voile : trente heures de couture non-stop dans une mer agitée…
NAURU
Nauru, la plus petite république du monde, perdue en plein océan. Les immenses grues du wharf et le nuage de phosphate qui entoure l’île ne donnent guère envie de s’y arrêter.
[…] Les jeunes viennent des différentes écoles de l’île. Ils arrivent tous à l’heure dite et en uniforme. Chacun suit le cours, prend sagement des notes… On est loin des gamins tumultueux de Rapa. Mais leur envie d’apprendre nous surprend. Les thèmes sont choisis rapidement, le tableau vite noirci.
[…] Nous partons en prise de vue sous une chaleur torride. Les adolescents s’avèrent moins à l’aise sur le terrain. Marcher en dehors des sentiers battus leur semble impossible. De retour au laboratoire, Gemmyma ouvre sa boîte, et semble déçue de n’y découvrir qu’une feuille blanche. Elle plonge le papier dans le révélateur, l’image apparaît. Les enfants applaudissent. Ici, la boîte n’est pas perçue d’une façon individuelle mais collective. Les adolescents développent ensemble les sténopés et se font des critiques constructives : angle, photographie mal cadrée, surexposition…, ils comprennent vite et réalisent toutes les étapes sans erreur : une photo voilée sur sept cents.
[…] À la sortie de la ville, sous une chaleur torride, nulle trace de vie… Étrange ambiance dans ces champs de phosphate où des milliers de pics coralliens desséchés se dressent vers le ciel. Devant les bras géants des grues qui déchargent le phosphate du cargo, Sled cale sa boîte, compte son temps de pose à la seconde précise, un véritable chronomètre. « C’est normal, me confie-t-il en claquant des doigts, chaque soir, de retour à la maison, je m’entraîne : picture one, picture two, picture three… »
[…] Il n’a pas plu depuis deux ans. Deux heures d’eau courante tous les deux jours, c’est peu. On finit par shunter l’eau des toilettes, saumâtre. Pour la première fois nous développons dans l’eau salée.
[…] Le bus nous emmène vers les grands filets qui servent à attraper les frégates du Pacifique, la dernière tradition de Nauru. Un lieu tabou pour les filles. Mon appareil s’ouvre, Ruman s’approche de moi : « Tu vois, je te l’avais dit, il ne fallait pas venir avec elles… »
[…] La chaleur qui les clouait au sol semble oubliée, les uniformes ont disparu, les langues se délient : destruction de la forêt, phosphate, pollution des plages… Les ados sont très sensibles aux problèmes de l’île, et ont très vite compris les possibilités de la camera obscura. […] « Une véritable catastrophe écologique ! avoue un notable, quatre-vingt-quinze pour cent des arbres ont été arrachés. Il faudrait vingt-cinq ans pour remettre l’île en état, et des millions de dollars ! » Le phosphate demeure l’unique ressource de la république. « Sans terre, pas de vie », « arrêtez ce destructeur d’arbres », « bébé cargo tète son biberon de phosphate », « beauté perdue », les légendes sont implacables.
Trente-trois jours de mer dans une chaleur suffocante. Le 18 décembre, le Tiki Yo pointe son étrave au lever du jour devant l’île d’Hommonhon, première terre touchée par Magellan. Cet îlot nous indique l’entrée de Surigao Channel qui nous conduit à Cebu, seconde ville des Philippines.
CEBU, Philippines
Cet après-midi, rendez-vous avec le frère Michel, de l’ordre des « Petit-gris », moines semi contemplatifs qui s’occupent de projets humanitaires. Il doit nous mettre en contact avec les jeunes. Le frère arrive dans un nuage de poussière, soutane grise au vent, sandale en équilibre sur sa moto. À peine descendu de son engin, il commence une longue litanie sur la pollution et pour prouver ses dires, passe sur son cou, un mouchoir blanc qu’il exhibe noirci par la saleté.
[…] Nous rencontrons le premier groupe, composé de jeunes prostituées et de jeunes filles victimes d’agressions sexuelles. « Les filles ont été retirées de la rue, certaines sont recherchées par leur maquereau, ça peut être dangereux… », nous confie le père M. Le directeur du Centre culturel français nous propose des gardes armés. Refus. On se voit mal travailler avec des adolescents sous protection rapprochée… Les garçons, eux, habitent dans un bidonville.
[…] Le laboratoire est installé dans une cuisine délabrée au couvent des sœurs, dans la banlieue de Cebu.
[…] Premier jour : les boîtes chargées, direction le barrio. Sous la passerelle qui enjambe la rivière, les détritus sont plus denses que l’eau. Les enfants du bidonville nous suivent et posent des questions. Les ados, fiers de leur savoir, leur expliquent le procédé. Mais le temps est très mauvais. Les cumulus font sauter les temps de pose de dix secondes à dix minutes, il y aura sans doute beaucoup de mauvaises images. Retour au labo, où les photos sont consciencieusement développées. Beaucoup sont mal exposées… Malgré tout, les gamins sont surpris par les résultats. Enfin, le premier négatif parfait se dessine. Cris de joie…
[…] Nous explorons la ville : port, marché, « smoking mountain », les collines enfumées de l’immense décharge à ciel ouvert qui entourent la ville. De retour au couvent, les filles courent embrasser leur bébé avant de rejoindre le laboratoire. Les résultats sont surprenants. « La pirogue flotte sur une mer d’ordures », lance Alberta. Markele : « Regarde la puissance de Lapu Lapu, ce n’est pas étonnant qu’il ait tué Magellan ! »
[…] Le second groupe vient de Kamagayan, quartier chaud de Cebu. Nous installons le laboratoire dans une chapelle dédiée à saint Augustin, au carrefour de sentiers qui mènent à Kamagayan. Un petit village de trois cents maisons faites de bric et de broc, entourées par des immeubles, cernées par les karaokés, les bars, et les dealers. Nous tentons de faire le noir, armés de sacs-poubelle, de cartons et de scotch. Reste à shunter la ligne électrique de l’épicier, pour l’eau, on verra avec les ados.
[…] Premier sténopé dans le quartier, premier attroupement : autoportrait, photos de copains frimant devant des voitures… Au labo, les gamins frappent dans leurs mains, claquent des doigts. Janice commente : « Trop noir, surexposé, fais attention à ton temps de pose. » Jérôme se défend : « Je trouve que c’est pas mal, on dirait l’enfer… » 53° C, on explose le record de température. Le lendemain, direction la mer, que certains n’ont jamais vue. Jérôme, perplexe, s’écrie : « La mer bouge, et je veux la photographier… » Longue explication sur le mouvement, le flou, l’impression du fugitif… Semboy pose sa boîte, la reprend, file un peu plus loin, cherche son cadrage sous un soleil de plomb. Il m’appelle. La boîte peut-elle aller dans l’eau ? Il finit par la planter dans le sable, à la lisière de la mer…
[…] Devant la statue de saint Augustin, les images se révèlent doucement sous leurs yeux impatients. Un chat s’agrippe à un sac-poubelle, la lumière apparaît, le groupe hurle, protège les précieux négatifs… Trop tard, le chat fuit sous une avalanche de coups.
[…]Cahin-caha, le bus déglingué traverse la ville pour atteindre la « smoking mountain », une montagne d’ordures fumantes, où on trie les détritus pour gagner quelques sous. Le car ne peut gravir la côte et le chauffeur propose de faire demi-tour – tollé ! -, le groupe continue à pied sous une chaleur suffocante. Une vache, allongée nonchalamment au milieu de cet enfer puant, sert de modèle ; patiemment, Fernando cherche des bidons, les empile. Le temps de pose s’écoule, mais la starlette, dérangée, quitte son lit d’ordures. Fernando : « Pourquoi sont-elles sacrées en Inde ? »
[…] Le dernier soir, j’entends une petite voix derrière moi. Ana rentre, et se glisse derrière le rideau. Elle s’assoit près des bacs, tourne lentement les images dans le fixateur. Des cicatrices strient les veines de sa main droite. Elle me raconte sa vie : orpheline à l’âge de 10 ans, la charge de ses six frères et sœurs, la prostitution… Je lui fais part de l’intention du père M. de leur fournir un local et quelques fonds pour le commencement. Son visage s’illumine : « Tu sais, Jean-Philippe et toi, vous êtes des Kuyas. – Des Kuyas? – Oui, des amis, des grands frères, si tu veux… »
[…] Cebu a été parcouru dans tous les sens, découpé en 24×30. L’exposition se met en place, les officiels proposent d’en faire deux, une pour les jeunes, une pour les notables. « Ils risquent de voler… » Je refuse. L’exposition a lieu au Rezal Museum. Fierté des adolescents qui expliquent le procédé à l’assemblée : directeur du Centre culturel français, ambassadeurs du Japon et d’Espagne, maire, presse, familles et amis, la salle est comble. « Les images sont surprenantes, c’est une vision presque trop réelle », nous confie le Chef du protocole.
[…] Un mois plus tard : un feu a ravagé le barrio de Kamayagan. Restent la chapelle de saint Augustin et la boulangerie, les habitants ont tout perdu. L’incendie criminel a été organisé par un promoteur. « Le pire, confie Fernando, c’est que tous les sténopés ont brûlé ! » Au milieu du désert de ruines et de cendres, les jeunes continuent à fabriquer des boîtes… Je vais saluer la mère de Jérôme : « Alors, vous partez ? Ils vont recommencer leurs conneries… – Non, mam ! Tu te rappelles le premier jour ? c’était le « Philippinnos times », maintenant on vit au temps réel : picture one, picture two … », et tous d’éclater de rire. « Attention aux pirates ! » crie Semboy en courant derrière le Jeepney.
17 février 2000. Un des moments les plus haïssables du voyage : les adieux… Nous laissons derrière nous un tas d’amis. Le Tiki Yo gonfle ses voiles et évite les nombreux cargos du détroit de Malacca, déjoue les pirates, échappe aux tempêtes, avale les 3500 miles qui le séparent du Sri Lanka. Nous arrivons le 27 mars à Colombo, cité minée par une guerre d’usure.
COLOMBO, Sri lanka
Après trois heures d’attente, nous pénétrons dans le port-forteresse gardé par l’armée. Le Tiki Yo, seul bateau de plaisance, traverse le port escorté par une vedette, armée d’une mitrailleuse lourde. On accoste près d’un poste militaire.
[…] L’atelier se déroulera avec des jeunes Tamouls, à l’orphelinat Brother Hood, en banlieue de Colombo. Ils nous attendent avec impatience. Pauvres parmi les pauvres, rejetés par tous, ils ont des regards durs et sérieux Ils n’ont jamais fait de photos, mais personne ne semble étonné par la boîte, qu’ils se passent religieusement de main en main telle une relique. La pratique commence : gestes maladroits et imprécis, chargement des boîte laborieux, mais l’entraide est surprenante.
[…] Les premières photos se réalisent autour de l’orphelinat : Dinesh part photographier un temple bouddhiste avec chaise et table sur la tête. Arrivé, il se déchausse, s’approche respectueusement d’un bonze et lui demande l’autorisation de le photographier. Le moine prend la boîte, l’ausculte, la remue, lui répond qu’il est hors de question de l’enfermer dans une boîte, mais lui accorde de photographier le temple. Malgré leur religion – les Tamouls sont en général catholiques -, les jeunes saluent respectueusement les divinités. Les filles, timides, finissent toujours les premières, elles font régner l’ordre au labo, gèrent l’organisation du développement.
[…] Des applaudissements accueillent le minibus qui nous amène à Colombo. Dinesh s’assoit à mes côtés et me parle en cinghalais avec de grands sourires. Martin se retourne : « Il te remercie car c’est la première fois qu’il va à la capitale. » Check point après check point, nous arrivons dans le centre-ville désert. Chandanie pose sa boîte, un militaire nous interpelle. Il y a quinze jours, huit Tamouls ont fait un carnage dans le quartier. Le centre est bouclé, interdiction de faire des photos. « High security zone », lance le militaire à Chandanie, tétanisé. Tout penaud, il prend sa boîte et me regarde : « No possible ? – Le numéro de ta boîte ? – Une 90 » – Temps de pose ? – Dix secondes avec ce soleil. » Je lui conseille de placer sa boîte au prochain carrefour. « Tu auras fini avant qu’ils n’arrivent. » Devant deux immeubles aux façades fissurées, des blocs de ciment empêchent les véhicules de passer ; Jude cale sa boîte, compte, remet l’adhésif. « Je les ai bien eus ! » Dans le bus, il est acclamé comme un héros.
[…] Si le « Facteur Cheval » était un fou de dieu, il aurait bâti des temples hindouistes, comme celui-ci à mi-chemin entre Disneyland et Lourdes ! Deux imposants Ganesh soutiennent les portes du panthéon aux couleurs criardes. Un moine arrête le groupe : « Que faites-vous avec ça ?– Des photos. – 200 roupies par appareil, il y en a treize, cela fait 2600 roupies. – Mais non, plaide Sanjaya, c’est une boîte, pas un appareil. Le moine se frotte le menton. – Dans ce cas, c’est gratuit, entrez ! » Maduranga salue pieusement le sublime Ganesh avant de monter sur un toit pour le photographier. Chanta choisit le divin Shiva sous les yeux étonnés des pèlerins. Seul Jeevan n’a pas fait d’image, il rêve de photographier l’hôtel Galle Face. Le car nous dépose un peu plus tard devant le plus vieil hôtel colonial de Colombo. Jeevan prend ma main et la serre fortement lorsque nous franchissons la haute porte d’entrée finement sculptée.
[…] Nous finissons l’atelier par la préparation de l’exposition. Les gamins mettent un soin infini à encadrer les images. Dernier jour : toute cérémonie commence au Sri Lanka par la cérémonie de la lampe. J’allume la petite mèche d’une lampe à huile entourée de fleurs de frangipaniers. Je vois briller les pupilles des garçons habillés tout en blanc et des filles drapées dans leur plus beau sari. Plus tard, le groupe nous raccompagne au bateau. Lettre d’adieu émouvante, et cette éternelle question qui nous brise le cœur : « Quand revenez-vous ? »
Descente vers le sud de l’océan Indien, poussés pas les alizés musclés. Le Tiki Yo effleure l’île Maurice et franchit le Cap de Bonne espérance. Repos sur le beau rocher de Saint-Hélène. Nous quittons avec regret la Croix du Sud pour entrer dans l’hémisphère Nord. Le Cap-Vert nous ouvre les bras le 8 octobre 2000. La terre est bien ronde !
MINDELO, Cap-Vert
Lors de mon premier voyage, il y a dix ans, il y avait peu de gamins des rues à Mindelo. Aujourd’hui, l’éternel refrain – colle, drogue, vol – revient sur toutes les lèvres. Nous allons travailler avec des jeunes de l’orphelinat Centro juvenil Nhô Djunga, qui prend en charge deux cent trente gamins et tente de les arracher à la rue pour leur apprendre un métier.
[…] Orlindo, l’interprète, traduit lentement l’histoire de Magellan, mais pour les jeunes, c’est une histoire d’extra-terrestre. Premières prises de vue dans Mindelo. Dans la rue, une bouteille de bière explose à nos pieds. Une bande adverse… Plus loin, un homme pointe la boîte et accuse Elvis d’avoir volé : « C’est mon appareil ! » répond le gamin. « L’homme s’exclaffe : « Tu te fous de moi », et lui ordonne de filer.
[…] Dans l’infirmerie du centre, transformée en laboratoire, les Scotch sont mis en boule, les boîtes brutalisées, les temps oubliés… Les résultats sont médiocres mais les jeunes semblent surpris de voir apparaître un semblant d’image sur leur feuille. Les gamins sont très durs entre eux, bagarres, disputes. Je réunis le groupe pour une mise au point. Les esprits s’échauffent, puis se calment.
[…] Je redoute un peu la première sortie hors de la ville avec ces enfants terribles… Nous filons tout de même vers Monte Verde, l’unique montagne de l’île, perdue dans la brume à huit cents mètres d’altitude. La route aux pavés volcaniques traverse un paysage désertique, entrecoupé de semblants d’oasis aux palmiers desséchés, de maisons abandonnées. « Je ne suis jamais allé là-haut, mais il paraît qu’il y gèle », confie, inquiet, Antonio. Les terrasses, où travaillent d’invisibles paysans, laissent place aux touches vertes du sisal. Au sommet, les ados s’étonnent de l’altitude, du froid, de la petite taille de l’île, et s’empressent de photographier le moindre élément de verdure. Le vent souffle fort, les boîtes oscillent malgré leurs efforts pour les caler. Ils dévalent pieds nus les champs empierrés, escaladent les murets en pierres sèches ; et malgré nos consignes, déterrent salades, patates douces et carottes, qu’ils s’empressent de manger. Danisio ramène une pousse de sisal dans une boîte de conserve pour la planter au centre. Nous rentrons épuisés.
[…] Paulo développe son image, charge sa boîte, et sort tranquillement en ouvrant la porte. Hurlement général… ,chacun tente de cacher sa feuille, voilée par la lumière. À la sortie du labo, le fautif reçoit une volée de coups, évite une hache lancée du toit… Loi de la rue, loi de la jungle, ici, chacun veille sur son sténopé. Toy bouscule par inadvertance le sténopé d’Ilidio, la bagarre éclate… l’un prend un pavé, l’autre va chercher des tessons de bouteille. Toy fuit, je parcours trois kilomètres, courant derrière lui pour le ramener.
[…] » Maruka a la jambe cassée. Sur la plage, avec ses béquilles artisanales, il s’enfonce, mais rien ne l’empêche de faire son image. Danisio, la boîte sténopé sur la tête, s’approche d’une vendeuse de bananes, et calcule méticuleusement son angle. Elle hurle : « Inutile de faire des simagrées, tu ne me voleras pas ! » Le jeune s’explique, mais la femme n’en croit pas un mot, et veut appeler la police. Danisio fond en larmes : « Tu vois, même si on fait des choses sérieuses, personne nous croit. » Je donne à la vendeuse un carton d’invitation, elle lui offre une banane.
[…] Malgré les difficultés, les jeunes sont présents quotidiennement. Ils découvrent leur île, l’explorent. Au labo, les bagarres s’estompent. Senior Revelatore reste collé à la pendule et n’oublie plus son temps. Senior Fixatore ne goûte plus les produits, et les traces de doigts disparaissent sur les photos. Avec le temps, certains gamins s’entraident, une solidarité se forge peu à peu à travers le travail. Antonio soupire devant sa photo : « Ah ! elle est bien celle-là ! Je suis seul sur la route comme dans la vie… »
[…] Le vernissage est ubuesque : jeunes du centre, clans rivaux, policiers curieux, intellectuels, marins de passage… Un air de Capoeira berce les images… Les petites boîtes croqueuses d’images semblent les avoir apprivoisés.
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Lorsque je feuillette le livre Dans le sillage de Magellan, je ne peux m’empêcher de penser à toutes ces rencontres, où les étapes de l’acte photographique ont été parcourues ensemble. Ces gamins m’ont surpris par cette force d’apprendre, d’entrer en eux-mêmes pour devenir les acteurs de leur vie. Je m’étonne encore du reflet onirique de leur petit œil grand ouvert sur la vie, de la justesse de leurs regards, du sens de l’imagination qu’ils ont mis dans ces images. Autant de traces qui m’ont rempli d’incertitudes, ont bousculé les frontières, ouvert d’autres horizons.